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Erotica erotica
Tags: erotisme, theorie, erotica, modeles, photographies, artL’érotisme est une notion floue, multiple, qui a trait aux désirs sensuels et sexuels, tout en évitant l’obscénité, caractéristique de la pornographie. L’érotisme dans les photographies de Carabin ne saurait en effet être la simple expression de ses fantasmes. Il revêt diverses significations et se situe au centre d’une stratégie de réappropriation et de renversement des normes esthétiques. L’érotisme est l’élément déclencheur qui introduit le trouble, transforme notre regard et participe à l’élaboration d’un discours sur le corps féminin.
Au début des années 1890, Carabin quitte son atelier rue Richomme pour s’établir 22, rue Turgot. Sa pratique de la photographie va alors s’intensifier et la majorité des prises de vue auront lieu dans cet atelier. Plus de cinquante modèles, anonymes, viennent y poser. Alors que les femmes sculptées par Carabin ont une apparence semblable, petite et massive, les modèles photographiés dans son atelier ont des morphologies variées. Nous pouvons voir tantôt une adolescente gracile, tantôt une femme déjà mûre, aux formes rondes (fig. 2 et 3). Comme d’autres artistes, Auguste Rodin ou Félicien Rops, Carabin écarte les modèles professionnels et choisit certainement des femmes issues des classes laborieuses, voire de la prostitution occasionnelle.
Nombreux sont les photographes de l’époque qui tentent d’atténuer la présence réelle de la femme devant l’objectif au moyen de draperies, d’un décor orientalisant ou par des effets de flou. Carabin au contraire revendique cette présence et la souligne. Toulouse-Lautrec le surnomme affectueusement « viande-crue ». Le terme « cru » renvoie à la chair en même temps qu’à un réalisme brutal. Ce surnom pourrait tout aussi bien s’appliquer à ses modèles. Des modèles crus donc, considérés par beaucoup comme vulgaires et choquants. En 1891, un critique écrit dans Paris Moderne à propos des œuvres sculptées de Carabin : « […] franchement ce n’est pas beau. M. Carabin est trop réaliste. Il y a pourtant de jolis modèles à Montmartre que diable » Les critiques sont prompts à reconnaître dans les œuvres sculptées de l’artiste ces jeunes femmes laborieuses. Les modèles de Carabin contrastent fortement avec les modèles académiques ou les figures éthérées de l’Art nouveau. Il ne cherche pas tant des beaux modèles que des modèles modernes qui correspondent à ses recherches artistiques.
François-Rupert Carabin, Femme nue debout de face, jambes croisées, adossée à une barre, aristotype à partir d’un négatif verre au gélatino-bromure d’argent, 12 x 6,2 cm, entre 1890 et 1915, Paris, coll. Musée d’Orsay.
Certaines épreuves reprennent consciencieusement les conventions académiques, tandis que d’autres les détournent. Cela apparaît dès lors que l’on compare deux photographies. La première donne à voir un modèle qui se détache sur un fond neutre. La chaise qui lui sert de support est dissimulée sous un drap, ce qui rend l’environnement presque abstrait. Le cadrage est frontal et l’éclairage ne met aucune partie de son corps en valeur. La seconde photographie, en apparence, semble proche. Le modèle pose dans le même environnement et le cadrage est similaire. Toutefois, sa position diffère et le sens de l’image s’en trouve transformé. Le modèle pose sa jambe gauche sur son genou droit et croise les mains derrière la tête. Consciente de sa nudité et de ses charmes, la jeune femme adresse un large sourire et un regard franc à l’objectif. De même, l’éclairage se concentre sur son entrejambe, laissant le visage du modèle dans l’ombre. Ses cheveux longs viennent effleurer son sein droit et tombent en cascade jusqu’à ses reins. Le modèle académique est détourné, jusqu’à devenir une cocotte de comptoir qui semble nous inviter à venir la rejoindre.
Dans une autre épreuve, Carabin applique ce détournement à l’un des grands thèmes de l’histoire de l’art, Les Trois Grâces . Les Grâces s’incarnent dans des femmes déjà mûres, dont les chairs s’affaissent. Elles se touchent et se caressent en souriant. Le choix de ces trois femmes atteste de la volonté de l’artiste de se moquer des conventions qui gouvernent le nu. Leur morphologie, leur attitude et leurs regards indiquent au spectateur qu’il est confronté à des prostituées. Sous l’objectif de Carabin, Les Trois Grâces deviennent trois putains. Ces épreuves apparaissent comme une déconstruction des codes de représentation académique.
L’érotisme dans les photographies de Carabin ne se manifeste pas uniquement dans la crudité assumée des modèles qu’il met en scène, tout comme il n’a pas pour unique fonction de tourner en dérision les normes esthétiques. L’artiste est avant tout sculpteur, aussi développe-t-il un érotisme haptique qui participe d’une réflexion sur la relation entre le photographe et son modèle.
. François-Rupert Carabin, Femme nue debout, de face, jambe gauche croisée, bras derrière la tête, aristotype à partir d’un négatif verre au gélatino-bromure d’argent, 17 x 12 cm, entre 1890 et 1915, Paris, coll. Musée d’Orsay.
Carabin traite ses photographies comme de véritables sculptures. En effet, si l’on a vu dans ses épreuves des modèles potentiels pour ses sculptures, c’est également la sculpture qui influence la conception qu’a l’artiste de la photographie. Chez lui, la jouissance de l’œil accompagne toujours la jouissance du toucher. Il s’efforce de donner à ses œuvres en bois l’apparence de la chair ; pour cela il patine ses statuettes avec le pouce durant de longues heures.
Carabin, nouveau Pygmalion, anime par le toucher la matière inerte. Le lien entre les photographies de Carabin et ses œuvres sculptées ne se manifeste pas tant dans les formes ou les attitudes – que l’on pourrait chercher à faire correspondre d’un médium à un autre – que dans l’expression du plaisir tactile et de la jouissance de la création.
François-Rupert Carabin, Trois femmes nues debout, aristotype à partir d’un négatif verre au gélatinobromure d’argent, 18 x 12 cm, entre 1890 et 1915, Paris, coll. Musée d’Orsay:
François-Rupert Carabin, Femme nue couchée sur le côté droit, de face, la tête levée, aristotype à partir d’un négatif verre au gélatinobromure d’argent, 7 x 11,5 cm, entre 1890 et 1915, Paris, coll. Musée d’Orsay.
Il est primordial pour Carabin de maîtriser toutes les étapes de production d’une œuvre, qu’il s’agisse d’une sculpture, d’un objet d’art ou d’une photographie. Cela explique pourquoi il refuse les procédés industriels et pratique le médium comme un véritable artisanat. Il prépare lui-même ses plaques de verre, de même qu’il développe ses négatifs. Le photographe apprend aussi à maîtriser la lumière et c’est précisément un éclairage savamment contrôlé qui va lui permettre de mettre en relief l’érotisme du modèle. Une épreuve en particulier illustre cela (fig. 9). Elle représente une jeune femme couchée sur un divan. Le corps blanc du modèle se détache sur un fond sombre. Ce contraste est encore renforcé par les bas noirs dont elle est seulement vêtue. La moitié de son visage est éclairée, tandis que l’autre est plongée dans l’obscurité. Les hanches et la poitrine sont modelées par la lumière. Carabin semble s’être concentré ici sur le rendu plastique de ce corps, tout en courbes. Cette œuvre n’est pas une étude préparatoire pour une sculpture et paraît trouver sa raison d’être en elle-même. Elle s’inscrit bien sûr dans la longue tradition des nus allongés, mais le regard que le modèle nous adresse, tout comme ses bas noirs, attributs des prostituées, perturbent la perception de l’image. Carabin mêle différentes références pour interroger le regard. En photographie, le corps de la femme est le principal matériau que l’artiste peut, à l’aide de la lumière, façonner à sa guise. Cet érotisme haptique aboutit à une nouvelle transformation, celle du modèle en sujet, en sculpture. La photographie dès lors devient une œuvre à part entière.
17Carabin fait ainsi de l’érotisme inhérent à la photographie de nu un formidable outil de transformation. Il permet une réappropriation subjective de la réalité et induit de nouvelles modalités du regard.
PULSION SCOPIQUE:
L’érotisme, dans les photographies de Carabin, participe plus largement à l’élaboration d’un discours sur le corps féminin et fait le lien entre recherche scientifique et évocation des mystères de la nature. Le médium photographique se prête particulièrement à cette entreprise qui peut sembler d’abord contradictoire. Née du progrès technique, la photographie est aussi considérée à l’époque comme un objet magique, voire ésotérique....
- ...... « Elle [la pulsion de savoir] travaille avec l’énergie du plaisir scopique »,
En 1905, Sigmund Freud publie Trois essais sur la théorie sexuelle dans lequel il postule l’existence d’une pulsion scopique (Schautrieb) faisant de l’œil un organe érogène. Freud lie la pulsion scopique à la pulsion de savoir (Wiss – oder Forschrtrieb) Érotisme et savoir sont donc liés par ce désir de saisir le monde par le regard. Le même mouvement s’observe dans les photographies de Carabin.
- Jeune homme, il fréquente la faculté de médecine pour voir opérer et disséquer.
Tout au long de sa vie, Carabin se passionne pour l’étude de l’anatomie a plusieurs reprises, le photographe décontextualise le corps en retravaillant ses photographies. Sur certaines plaques de verre, nous pouvons voir un modèle poser dans l’atelier. Les tirages papier cependant se concentrent uniquement sur son corps (fig. 10). Ces photographies évoquent celles de Paul Richer, chef de laboratoire du service du professeur Charcot à la Salpêtrière et professeur d’anatomie à l’école des beaux-arts. Mais la démarche de Carabin est bien différente de celle, taxinomique, de Paul Richer.
La danse est ainsi un thème cher à l’artiste, qu’il traite aussi bien en sculpture qu’en photographie. Le choix de photographier des danseuses, qui plus est nues, n’est pas anodin. Cette activité est perçue comme une manifestation de la nature sauvage, primitive de la femme Carabin déclare au sujet de ses sculptures : « Il m’est souvent arrivé de sculpter les sauvages divinités qui habitent les arbres creux. Elles m’apparaissent les jambes encore gainées d’écorce, le front plat et les mâchoires saillantes. Elles sont impétueuses et lascives et elles aiment se donner aux faunes. Elles représentent la Nature instinctive, inconsciente et sensuelle. » La femme qui danse personnifie donc, dans l’œuvre de Carabin, à la fois la sensualité et les mystères de la nature .
François-Rupert Carabin, Femme nue debout de profil, jambe droite levée, aristotype à partir d’un négatif verre au gélatino-bromure d’argent, 11,5 x 5,3 cm, entre 1890 et 1915, Paris, coll. Musée d’Orsay.
- « Du côté du Paris immoral, écrit Ghislaine Wood, la danse est synonyme d’excitation érotique »,
- Paul Gsell, « Rupert Carabin », La Contemporaine, repris in Y. Brunhammer (dir.), L’œuvre de Rupert
« Du côté du Paris immoral, écrit Ghislaine Wood, la danse est synonyme d’excitation érotique », in Ghislaine Wood, Art nouveau et érotisme, Londres, V&A Publications, 2000 (1re éd.), trad. de l’anglais par élodie Durand-Vercel, Paris, Herscher, 2000, p. 44.
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